L’abricot de Marguerite 2


Pourtant, c’était bien lui Faust qui l’avait invitée ! Ne t’inquiète pas, avait-il dit, même si tu ne connais personne, tu pourras t’amuser. Et elle se retrouve quasi seule à table ! Chaque fois que Marguerite accepte ses invitations, elle se retrouve dans des situations loufoques. Ce soir, quel ennui ! Et les convives sont d’une impolitesse rare ! Ils sortent de table à tout moment, sans raison. Et ce petit manège dure depuis que les entrées ont été servies avec soin par leur hôte gourmet. Autour de la nappe aux bordures ajourées, il ne reste qu’un silence pesant, un dandy plongé dans son portable et cette femme troublante. Où est encore passé Faust ? Cependant, la contrariété de Marguerite n’est pas suffisante pour qu’elle en oublie la femme qui était à table. Elle l’avait repéré dès son arrivée dans cette fête où Faust l’avait convié en dernière minute comme à son habitude. Elle ne savait dire avec exactitude ce qui l’attire chez ces femmes-là. Leur côté ordinaire, leur beauté naturelle, leur silhouette normale et donc si éloignée des contraintes de la mode ou leur manière décalée de s’habiller ? Cependant, elle ne sait pas comment les approcher. Marguerite est si troublée par le visage de cette inconnue, qu’elle craint que son regard ne mette à l’aise l’objet de son désir.

Un plateau à la main, Faust surgit dans la grande salle à manger aux murs verts amande. Elle est surplombée d’une mezzanine recouverte de livres. La pièce meublée de commodes anciennes donne sur la cuisine et l’entrée. Quelques miroirs rythment les murs. Un lustre de métal diffuse une lumière tendre. Sur la nappe beige aux bordures ajourées, le maitre des lieux dépose avec précaution le plateau de fromages. Marguerite en admire la diversité. Des beiges craquelés. Des bleus fondants. Des croutes sèches. Beiges foncés. Mûrs, durs à point. Il lui faudra sucer chaque morceau. Il lui faudra trouver la chair gouteuse des contés qui ont médités dans le secret des caves humides. Il lui faudra tous les avoir sur le bout de la langue. Faust sourit. Il connait la gourmandise de son amie. D’un coup de gong, il signale que les mets suivant sont arrivés. Le signal est connu de chacun car il est devenu un rituel depuis l’apéritif. Ils reviennent deux par deux, se tenant par la main ou l’épaule, l’œil brillant. Ils s’installent à leur place, posent à nouveau leurs serviettes sur leurs genoux. Ils tendent leur verre à celle qui a entreprit de faire couler le vin. Marguerite présente le sien. Ses yeux croisent ceux de la serveuse improvisée. Emois. Le vin s’introduit dans son verre, rouge et sonore. Une chaleur vrille son ventre comme si le grand cru avait déjà pénétré sa gorge. Elle porte la coupe à ses lèvres quand, à cet instant précis, le hibou vient s’assoir à côté d’elle. Marguerite déteste que Faust joue les entremetteurs ! Et elle déteste encore plus qu’on l’interrompt lorsqu’elle contemple une femme. Le hibou, c’est ainsi qu’elle a surnommé cet homme long, fin avec des oreilles d’oiseaux de nuit. Simple et avec de la conversation. Faust connaissait ses goûts. Mais ce hibou que donnerait-il nu dans un lit ou penché contre une commode ? Elle avait appris que les peaux parlent une autre langue que celles des intellects. Elle hume son verre de vin. Elle entre dans une bulle de parfums suaves et rauques à la fois.

Tandis que le hibou a entreprit de lui parler de la pluie du beau temps -Faust se serait-il trompé dans ses manigances d’intermédiaire ?- Marguerite cherche des yeux celle qu’elle a élue la plus belle femme de la fête. Peu de temps après son arrivée, lorsqu’elle avait fait le tour des invités pour cette terrible phase d’embrassades et des présentations, Marguerite avait repéré ce pantalon marron porté avec des bretelles. En remontant le chemin des brettelles, elle avait pris la mesure de petits seins sous un t-shirt blanc, puis elle avait remarqué des cheveux bruns très courts à la garçonne. Son cœur s’était pincé et Marguerite ne pouvait plus écouter que d’une oreille les conventionnelles phrases que débitent des inconnus. Elle ne quittait pas la garçonne des yeux. Soudain, cette dernière releva un peu son t-shirt pour monter son tatouage. Un serpent lui parcourt le ventre. Les tempes de Marguerite s’étaient embrassées. Elle avait imaginé la tête du reptile entre deux seins et la queue descendant vers l’intimité cachée sous le pantalon de flanelle. Le hibou continue à déverser ses salades et la garçonne n’est pas venue faire honneur aux fromages. Chacun se sert. Les conversations vont bon train. La croute grise a sauté, la pâte est dure sous le palais. Les saveurs intenses prennent d’assaut les papilles de Marguerite. Elle ferme les yeux pour profiter de la puissance de ce fromage. Elle semble alors percevoir de petit gémissement qui proviennent de la bibliothèque perchée. Elle se coupe un autre morceau de fromage, le pose sur sa langue. Les gémissements s’amplifient. Marguerite regarde les autres convives. Ils ne réagissent pas. Leurs bouches s’agitent toujours de mots. Leurs mains passent de l’assiette aux lèvres. Leurs regards se fondent entre eux. Ils n’entendent pas. Pourtant, Marguerite en est sûre. A l’étage, entre les livres, une femme chante le sexe. Elle n’ose monter sur la mezzanine, pour confirmer ce que ses oreilles perçoivent. Un petit cri. Silence entre les pages. Une morsure dans le fromage.  Elles descendent. La garçonne réajuste ses bretelles et sa compagne fait un signe à Marguerite. Un verre de vin, vite. Le liquide s’empare de sa gorge. Boire, dit-elle tout haut, boire pour rester ancrer dans la réalité. Son voisin de hibou sourit.

Le Viking prend sa femme par la main, la fait se lever de table et l’entraine d’un geste vigoureux vers l’entrée. Encore un couple qui quitte la table ! Ce ballet qui s’exécute depuis son arrivée intrigue tant Marguerite qu’elle se lève de sa chaise avec la ferme intention de les suivre. Le hibou l’attrape par le bras pour la faire se rassoir. Quel malotru ! Avez-vous déjà lu Anaïs Nin ? Elle n’avait pas décroché plus de trois mots à ce diner, et voilà que le seul à lui parler se révèle être un con de première. Anaïs Nin ! N’y a-t-il pas plus stupide comme référence pour tenir une conversation dont la seule finalité est de déguiser un « tu viens, on baise » ? Et ce pauvre idiot ne sait pas que Marguerite n’aime les écrits d’Anaïs que pour leur vision historique des fantasmes. Un fumoir avec une belle alanguie et orientale, qui peux encore être émoustillée par ce genre de vision de la femme ? Non, ce qu’elle aime ce sont les récits de gays. Ou de boucher très sale. Marguerite espère pouvoir se débarrasser de cet importun prétentieux. Elle veut voir ce que le viking, barbu et roux, est allé faire avec sa dulcinée. Elle entend un bruit mat, clair et précis. Elle connait ce son. Il se répète, encore et encore, cadencé. Des geignements parviennent de l’entrée. Elle veut aller voir. Le hibou a augmenté la pression de sa main et la retient à table. Elle est confuse. Elle ressent de la colère envers ce type qui ne doit pas connaître les notions de consentement. Elle veut voir. Les bruits sont ceux d’une fessée. Elle le sait et personne autour d’elle ne réagit. Ils sont fous ? ou sourds ? Elle veut savoir. Mais, immobilisée par trop de politesse, elle ne peut qu’imaginer. Dulcinée aux fesses rougies ou le viking au kilt relevé et au séant douloureux ? Elle est incapable de distinguer si les petits cris proviennent d’une voix de femme ou d’homme. Et ce con de hibou qui lui parle maintenant de sa passion de la guitare ! Le silence se fait dans l’entrée. Trop tard. Le viking et sa dulcinée reviennent à table. Marguerite les observe du coin de l’œil pour savoir lequel des deux mettra quelques secondes de plus à s’assoir. Mais rien, aucun indice. Rien ne semble s’être passé. Ils lui décrochent tous les deux un large sourire. Puis reprennent leur conversation. Le hibou lui a lâché le bras (et la grappe, pense-t-elle). Enfin, elle peut se lever. Elle décide de débarrasser les assiettes blanches au liseré d’or et rejoint Faust dans la cuisine.

– Faust, il se passe des trucs étranges dans ta maison

-Quoi donc ?

– Je ne sais pas trop, c’est gênant

– Dis-moi

– On dirait que, euh, certains font, euh, l’amour dans ton appartement

Une pile d’assiettes à dessert dans la main, Faust dépose un baiser sur le front de Marguerite – elle le déteste quand il a ce geste paternaliste- et s’en va dans la salle à manger sans autre forme d’explication. Elle rejoint le groupe avec des cuillères à dessert, son ami lui ayant interdit d’apporter le moindre entremets. Faust procède aux opérations avec minutie. Bientôt au centre de la nappe beige, le dessert est installé. Chocolats fondants dansent avec fruits en chemise de nacre. Amandes valsent avec sucres colorés. Abricots attendent main bienveillante. Éclair au café souhaitent bouche accueillante. Cerises confites cherchent gâteries. Marguerite est aux anges. Il est temps, enfin. Elle choisit de goûter à tout. Le sucre glacé des cerises se fend sur sa langue pour laisser place à la chair sucrée. Les amandes craquent sous dents, amères. Les abricots s’ouvrent sous ses doigts experts. Le chocolat fond au coin de sa bouche. Les éclairs disparaissent entre ses lèvres. Ses yeux pétillent.

Faust donne un coup de gong. La garçonne s’approche de Marguerite dont la poitrine se met à frémir. Elle explique que Faust les a faits tous venir car il voulait proposer, à sa plus fidèle amie, des cons. A déguster ! Marguerite se lève de table et glisse un mot à l’oreille de la garçonne qui acquisse d’un sourire.  Elle l’entraine au bord de la salle à manger. La nuit peut commencer, proclame Marguerite ! Elle fait sauter une à une les pinces des bretelles. La flanelle marron tombe sur le parquet. Et l’abricot libre s’assoit sur la commode.

***

Texte écrit dans le cadre du PRIX DE LA NOUVELLE ÉROTIQUE – SAISON 3 

CONTEXTE DE SITUATION : UN DÎNER DE CONS

MOT FINAL :  COMMODE


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