La nuit, je vis 1


Plus rien n’entre ni ne sort. Pas de ma chatte. Plus rien ne sort de mon cerveau. Je n’arrive ni à lire ni à écrire et encore moins à lutter contre ces fichues répétitions, drogues de mes synapses. Si au moins elles me servaient à écrire du rap. Mais, non. Impossible de capturer la moindre phrase pour l’atelier d’écriture à distance. Rien. Vide. Aucune tâche qui construirait un futur n’arrive à franchir les barrières de mon ennui. Même les chimères aux yeux ouverts me sont inaccessibles. Mon imagination applique la distanciation sociale, strictement. Seule la nuit m’apporte une multitude de rêves. Quand je sors de mes murs pour aller au ravitaillement, j’ai peur.  Éviter le dehors, éviter le danger invisible comme s’il ne pouvait franchir le seuil de ma porte. Je voudrais me gausser des gestes barrières – et pourquoi on ne monterait pas des barrages face au vent des moulins ?- mais je ne puis.

La nuit, sous mon corps luit une femme trop maigre. La nuit, je sens ses hanches entre mes cuisses. Chaque arête de son squelette pénètre ma chair grasse. Je veux l’emmener jouir, elle, la mère de 10 enfants. Elle n’a pas ôté ce chemisier qui peine à montrer ses petits seins, ce chemisier  à fleurs, ringard. Je n’ai pas envie de le lui enlever, juste l’envie de passer mes doigts entre les lèvres de sa chatte foisonnante. Sous mes seins, ses côtes saillantes. Mes doigts doux, son con humide. Simple. Je guette les signes du plaisir sur son visage. Je veux qu’elle découvre le plaisir, loin de ses enfants dévorants. Et je veux la voir jouir.

Le jour, mes mots s’enfuient aussi vite que le temps d’avant. Sans prévenir, nous sommes rentrés chez nous, sans prévenir nous ne pouvions revenir, sans adieu ni clap de fin. Nous voilà à réinventer un monde entre la chambre et la salle de bain, le salon et la cuisine, sans passer par la porte de sortie. Nous voilà à nous méfier du genre humain tout entier, des puissants jugés irresponsables, des voisins jugés irresponsables, des médecins faux peut-être avec des produits bonheur, des chinois et tout notre racisme en bannière. Le travail, là-bas hors de chez soi, amène la mort par la main.  Tout le jour, les gens me disent leurs peurs, leurs insomnies, leur survie, la promiscuité, le manque d’argent pour faire des provisions sur deux semaines, leur pergola de bambou pour la chienne, le chat bienheureux de la présence humaine, le mari qui donne son avis alors qu’on ne lui a rien demander, on fait aller madame vous savez. Le jour, les chefs disséminent leurs peurs du travail hors bureau : et si les gens étaient irresponsables face à la tâche vide. Ils craignent que le sens du non sens apparaisse en plein jour. Nous avons le temps de penser. Enfin. Penser à aujourd’hui, à ce qui compte vraiment, à nos ressources, à la nourriture, à des recettes, à vie et trépas. Penser au sens. Nous cherchons des refuges connus, les recettes de nos ancêtres, le pain au bout de nos doigts perdus. Le jour, j’ai peur pour les autres, tous ces soignants sans objet barrière, tous ces vendeurs et agents de logistiques pour lesquels leurs chefs ont peur de prendre trop de sous actionnaires. Le jour, je voudrais être que le monde soit simple, avec des méchants bien identifiés sur qui nous pourrions passer nos colères. Je voudrais des morts bien identifiés pour laisser venir la tristesse des enterrements sans famille. Je voudrais une sidération bien claire et qui ne s’immisce pas entre mes mots muets.

La nuit, Aline est dans ma couche, bien loin des plages interdites. Elle a les cheveux mi-longs comme l’exige la fin de la quarantaine. Ses cheveux sont teints au naturel. Elle aime son travail mais elle ne s’y investi plus comme avant. Aline ne marche pas sur le sable, elle est sous mes seins et j’aime son corps rond. Je suis bien tout contre ses odeurs. Sous sa robe classique, un peu fleurie, un peu dorée comme était la mode d’avant les attestations de sortie, sous sa robe, je pose les doigts sur son sexe bien policé. Elle vient d’apprendre que son pouvoir y réside. Elle commence à sentir qu’elle est un arbre sur lequel vit un gui qui ne s’appelle pas  Guy  et n’est pas un si good guy. Effleurer ses lèvres endormies, guetter sur son visage les prémisses du plaisir. Je suis bien avec elle. Nous pourrions jouir, doux.

Le jour, j’ai peur du téléphone, je hais ces écrans mes meilleurs amis contre l’ennui. Le jour, je pense même à faire des confitures à l’orange. Seul l’ennui me dompte. Je culpabilise de rien faire, je culpabilise d’aimer ne rien faire, je culpabilise de ne pas faire du bon travail, je culpabilise de ne pas travailler assez et de travailler trop. Je me hais de ne pas me cultiver. Je lâche chaque livre au bout de quelques lignes. Je ne comprends rien aux mots. Ils s’échappent de ma concentration. Je ne pense pas à dehors, je ne veux plus aller marcher. J’ai mal au dos. J’ai de la chance de travailler à distance, d’avoir une maison et même une sorte d’amoureux dedans. J’ai la chance d’avoir une vie presque normale, d’être loin de mes parents, de ne pas devoir grand-chose, d’avoir des amis qui prennent des nouvelles. Je culpabilise de ne pas leur répondre alors que j’ai le temps -oui mais je travaille ; enfin pas assez ; et pas assez bien ; et trop aussi-. Je laisse des sms sur le coin de la table alors que mon téléphone ne me quitte pas. Je m’abreuve de réseaux sociaux, distraction à bout de pouce. Je pleurniche comme une bobo privilégiée, j’ai peur mais je n’ai pas le droit d’avoir peur. J’ai un salaire. Le jour, ils détruisent les protections et les oiseaux libres. Ils applaudissent les rien qui vont à leur guerre sans bouclier. Ils donnent des blouses transparentes aux sacrifiées. Ils mettent en silencieux les experts. Puit puit, deux coups de silencieux en plein poumon. Des urnes et des morgues réfrigérées. Le jour, nous étouffons.

La nuit, je suis attachée à mon lit, le sexe ouvert et mon cerveau mendiant. Mon sexe affamé réclame tous les doigts de la terre, au diable les gestes barrières dans le cocon illusoire.  Sans répit, je réclame mon dû, nue sur le drap, un dû imaginaire que je voudrais hurler dans la rue vide.  En embryon, je ne veux pas retourner dans le ventre de ma mère. Je veux que mon ventre exulte. Sans fin sans confins sans confinement. Dans la nuit, j’ai le cul qui se tend, oh oui, fesse-moi sur le drap qui pue la chair sans honte. Dans la nuit, tous les rêves sont grands. Toutes les jouissances se veulent sans tunnel. Ma chair ne sait plus que la nuit est silence. Je ne sais plus que vous êtes loin, que vous êtes trop prêt dans un magasin, que nos masques sont des marionnettes. La nuit, je veux que chaque instant soit un souvenir pour mes derniers. La nuit, je jouis. La nuit, je veux être la révolution de vos cons. La nuit, je voudrais que la mort oublie de se donner à n’importe qui. La nuit, je vis.

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Illustration  : Apollonia saint clair


Si tu as envie d'écrire, j'aurais plaisir à te lire

Commentaire sur “La nuit, je vis

  • Antoine

    Le jour, je n’arrive pas à lire. Moi qui d’habitude manipule le concept comme d’autres se tirent la nouille, j’ai la concentration d’une poule. Je fais des choses, mais je ne fais pas le tiers de ce que je ferais « en temps normal ». Mais en ce moment, le temps n’est normal pour personne. Encore moins pour moi qui me remets de cette opération.
    La nuit, je compte les heures en attendant de tomber, épuisé, sur le coup de 5h du matin, parce que c’est au petit matin qu’on rend les armes. D’avoir trop lutté. J’ai peur de mes rêves, de ceux qui apparaissent quand je me réveille en sursaut parce que j’ai envie d’aller pisser. Je m’engueule avec ma mère (elle l’a bien mérité), je râle contre mon père (pourquoi t’es mort, bordel ?), et je reste éveillé pour ne pas les rencontrer. Je reste éveillé, parce que si on ne dort pas, on ne peut pas partir dans son sommeil. CQFD, disaient mes maîtres. L’évidence, la logique.
    Le jour, je vois passer des messages de mes collègues, tous en télétravail. Je les imagine glander chez eux, relever leurs mails de temps en temps, répondre ci, transmettre là. C’est ce que je ferais si je n’étais pas en télé-arrêt de travail. Le jour, j’oublie de sortir les poubelles. Du coup, ça pue dans le garage. Tant pis. Le jour, je me lève tard parce que je dors le matin pour récupérer de ma nuit blanche. Je prends une douche tous les matins, c’est ma morning routine après le petit déj. Souvent j’enfile une chemise et un pantalon. Pour dire de ne pas me laisser aller, pour récupérer de toutes ces semaines de douleurs hospitalisées en tshirt et jogging.
    La nuit, me meuble mon temps en constatant la cadence de plus en plus ralentie du remplissage de ma TL Twitter. La nuit, j’écoute de la musique, cet air que mon vieux aimait beaucoup (James Last – Biscaya). Pas pour l’accordéon, pour le rythme lancinant et tournant. Mon vieux aimait aussi Take Five ou Another Brick In The Wall. Pour le rythme tournant et lancinant. S’il avait connu, il aurait adoré certains morceaux de musiques maliennes. J’aurais dû lui faire écouter Ali Farka Touré en duo avec Ry Cooder. Lasidan. Ça roule et ça tourne comme les roues d’un vieux pick-up Toyota sur une piste de latérite. J’écris ça la nuit, j’ai le temps d’y penser. La nuit, la journée, il me manque. Il aurait trouvé ce qui se passe dans le monde absolument fascinant, lui qui était tellement à l’écoute du moindre bruit faible.
    Le jour, je fais de la petite pâtisserie. Des madeleines. Des navettes provençales, à la fleur d’oranger ou à l’anis. Des sablés à la farine de pois chiches. Je bricole. Un peu, sans trop forcer. Pas des choses compliquées, de toute façon je n’arrive pas à trop réfléchir. Les madeleines, je connais la recette par cœur, c’est facile.
    La nuit, je regarde la pile de bouquins à côté de ma table de nuit, ma playlist de lectures, et je n’arrive même pas à culpabiliser de ne plus arriver à lire. Peut-on lire quand on a peur ? Comment peut-on lire, quand on a peur ? Ai-je peur ? Pas vraiment pour moi, alors que je suis fragile (population à risque, disent les technos). Plutôt pour ceux que je laisserais si je devais mourrir. Mais allons, je ne suis pas malade, je vais bien. Ainsi passe la nuit.
    « Que le jour recommence et que le jour finisse… »